23 décembre 2021 – De la Sibérie à la France, sur les traces du chasseur empathique

A travers une enquête de terrain fouillée, l’anthropologue Charles Stépanoff met au défi nos idées préconçues sur le rapport des humains au monde sauvage

Quel rapport paradoxal le monde occidental cultive-t-il avec les animaux! D’un côté un sentiment profond «d’amour protecteur», qui s’applique à nos animaux domestiques et aux animaux sauvages le plus souvent idéalisés. De l’autre, une «sensibilité endurcie» face à l’hécatombe du bétail consommé (plus de 3 millions de bêtes tuées par jour en France). Et alors que la mise à mort filmée d’un cervidé suscite l’indignation sur les réseaux sociaux, la disparition des haies et d’autres espaces naturels propices aux équilibres écologiques, ainsi que l’urbanisation galopante, passe souvent inaperçue.

Comment mettre du sens dans ces désespérantes contradictions? Avec L’Animal et la mort, l’anthropologue Charles Stépanoff propose une réflexion remarquable. Le phénomène de la chasse, et notamment la chasse rurale, constitue à ses yeux un observatoire privilégié de nos rapports si particuliers avec ce que nous appelons la «nature». Ainsi ce professeur à l’EHESS de Paris s’est attardé dans les bois de la Beauce et du Perche, interrogeant chasseurs ruraux et militants anti-chasse, pour comprendre ce qui les oppose. Pour trouver ensuite de fascinants points communs avec les chasseurs autochtones de Sibérie, qu’il a côtoyés (voir notamment Voyager dans l’invisible, La Découverte, 2019).

Tuer puis s’excuser

Ce qu’enseignent ces terrains apparemment très différents, c’est ceci: le monde occidental a opéré, au XIXe et surtout au XXe siècle, un travail de «lissage» de ses espaces naturels, détruisant les haies et les zones humides, mais en même temps ses élites (et notamment, des chasseurs eux-mêmes) ont développé une sensibilité nouvelle, hissant la sauvegarde et la protection des animaux au rang des vertus cardinales. Loin d’atténuer le mal, cette sensibilité a contribué à séparer encore plus radicalement l’humanité de la nature, créant ce que l’auteur appelle la «division du travail moral»: aux poètes le soin de chanter la nature, aux chasseurs et bouchers celui de mettre à mort, si possible à l’abri des regards.

Chez les Tuva ou les Nivkh en revanche, le chasseur qui tranche ou le bûcheron qui coupe prononcent quelques mots d’excuse, ou accusent la hache d’avoir accompli l’acte fatal: façon d’éviter une éventuelle vengeance des forces invisibles mais aussi de mettre en scène un prélèvement raisonnable des ressources naturelles.

Or, de manière stupéfiante, les rituels observés aujourd’hui chez des chasseurs à 150 kilomètres de Paris semblent dériver d’un lointain animisme, ou recréent carrément de nouveaux rites, comme celui de barbouiller les jeunes chasseurs du sang de la bête abattue: Charles Stépanoff l’affirme, il subsiste en France de nos jours des restes de cosmologie paysanne médiévale qui a résisté à la mise au pas de l’Etat central. Dans l’Ancien Régime, ce dernier, défendant les intérêts de la noblesse, se réservait jalousement le droit de chasse et ne manquait pas de punir lourdement les braconniers.

Le loup, la perdrix et l’hirondelle

Mais des chasses à courre d’antan, où le roi mangeait les testicules du cervidé pour s’en approprier la puissance, il ne reste aujourd’hui qu’une pratique qui s’est à la fois démocratisée et a été complètement dévalorisée socialement. Et pourtant, si l’on regarde de près ces équipages (du moins les chasseurs locaux ruraux qui consomment ou partagent leur proie) et que l’on interroge les adeptes de vénerie, on découvre non une brute sanguinaire mais un «prédateur empathique», capable de se mettre à la place de l’animal sans perdre de vue le but de sa mission. Un chasseur ne pourrait-il pas à la fois tuer, protéger et même compatir aux larmes du cerf?

L’Animal et la mort chasse encore toutes sortes d’idées reçues: la sympathie de paysans pour le loup (mais oui!), s’opposant à l’aversion des classes supérieures qui ont imposé un récit universel de loup malfaisant; le «remembrement» des terres agricoles qui a démarré à l’initiative du régime de Vichy et qui participe à la disparition de la petite faune. On a le cœur serré face à la disparition programmée de la perdrix, on apprend que l’hirondelle est un animal sacré, que le cerf peut connaître une forme de résurrection et que l’ours sibérien peut être objet de crainte et de moqueries en même temps: autant de récits, de conceptions du monde qui mettent au défi l’étanchéité de la frontière entre l’homme et l’animal.

A travers ce livre qui ouvre de nouveaux chemins de réflexion sur le vivant au moment où il n’a jamais été aussi menacé, Charles Stépanoff invite à renouer avec les relations complexes, troubles et parfois troublantes, entre humain et non-humain, à la manière des nomades de la steppe.

«Pour un banlieusard de naissance comme moi, l’idée de prendre plaisir à traquer et tuer des animaux est profondément étrange […]. J’ai cherché, en ethnologue, à en comprendre la logique et les ressorts. »

 

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