« La mise à mort n’est pas la motivation première »

Ouest France – sam 27 septembre 2025

Pourquoi chasse-t-on ? Nous chérissons les animaux de compagnie et camouflons la mort des espèces à viande dans les abattoirs, « divisant ainsi les animaux entre ceux que l’on aime et ceux que l’on mange ». Mais le gibier échappe à ce dualisme.

Entretien

Charles Stépanoff est anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Collège de France. Il a notamment publié L’animal et la mort – Chasses, modernité et crise du sauvage (La Découverte, 2021).

En ce mois de septembre, près d’un million de chasseurs ont retrouvé leurs fusils. Qui sont-ils ?

Quand on enquête sur le terrain, on s’aperçoit vite qu’il n’y a pas un monde unifié des chasseurs. D’abord, certains n’ont pas de fusil : ceux qui pratiquent la chasse à courre ou les chasses traditionnelles avec des filets et des pièges. Toute la diversité des classes sociales et de l’histoire de France se reflète dans les différents mondes de chasses.

Ainsi, il n’y a rien de commun entre des ouvriers et paysans qui chassent le lapin dans les champs pour le manger le soir et des grands patrons qui paient des milliers d’euros pour tirer sur du grand gibier dans un enclos forestier en Sologne. Ce sont des rapports au territoire et au vivant complètement différents.

À partir de quand la chasse est-elle devenue un loisir ? Nous ne sommes plus à l’époque des chasseurs-cueilleurs…

L’opposition entre chasse de survie, qu’on attribue aux peuples « primitifs », et chasse de loisir des « civilisés », est un leurre. Dans de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs, l’essentiel de l’alimentation vient en fait de la cueillette. Les hommes chassent pour rapporter parfois des protéines, mais surtout pour le plaisir et le prestige.

Dans la société française, le modèle bourgeois de la chasse sportive s’est répandu au XIXe siècle, dénigrant la chasse « cuisinière » du peuple. Aujourd’hui, il y a toujours une tension entre chasse d’élite pour le sport et chasse populaire qui associe plaisir et consommation de viande. Car il y a en France des gens qui mangent essentiellement du gibier la moitié de l’année.

Si c’est un loisir, est-ce que cela signifie qu’on peut prendre du plaisir à tuer un animal ?

Le plaisir des chasseurs inclut généralement le travail avec les chiens, l’immersion dans les champs et les bois, le suspense de la poursuite et la convivialité des repas de chasse. La mise à mort des animaux ne semble pas être la motivation première des chasseurs. Sinon, ils iraient travailler à l’abattoir, ce serait plus simple.

Votre dernier ouvrage, L’animal et la mort  (La Découverte, 2021), questionne notre rapport contradictoire au vivant. Il y a d’un côté l’animal de compagnie, que l’on bichonne. De l’autre, l’animal d’élevage, que l’on mène à l’abattoir, sans se soucier des conditions de sa mise à mort… Pourquoi cette ambivalence ?

Nous divisons les animaux entre ceux que l’on aime et ceux que l’on mange. Il y a d’un côté l’animal-enfant (chien, chat, canaris), de l’autre l’animal-matière (volailles, porcs, vaches) traité comme un minerai de protéines et de gras.

C’est l’industrialisation qui a produit cela : autrefois, dans les fermes, les animaux de production avaient une place dans la communauté, avec des noms.

On pouvait aimer un animal destiné à être mangé, comme c’est encore le cas chez les nomades de Sibérie chez qui j’ai vécu.

La violence de la chasse peut-elle être comparée à la violence des abattoirs ?

Nous tuons en France 3,2 millions d’animaux par jour dans les abattoirs, bien plus qu’à la chasse. Cette violence est pourtant bien acceptée parce qu’elle est camouflée dans des usines impénétrables qui, au fil des siècles, se sont éloignées des centres-villes.

Nous mangeons quatre fois plus de viande qu’en 1800, et pourtant nous avons perdu l’habitude de la vue du sang, nous ne supportons plus l’image d’un animal qui meurt. C’est un paradoxe énorme que la chasse vient heurter de plein fouet en exhibant la mort des animaux. C’est ce qui la rend choquante pour les sensibilités modernes qui ont grandi dans ce camouflage.

Vous soulignez même que ce sont ces abattoirs, cette mise à mort industrialisée, qui permettent de nourrir nos chats et nos chiens de compagnie…

Chats et chiens sont des prédateurs, donc pour les garder à la maison, nous devons sacrifier d’autres animaux à leur gourmandise : volaille et vaches que nous transformons en croquettes. Nous nourrissons nos animaux-enfants de la chair et du sang de nos animaux-matière. L’industrie de l’animal de compagnie est fondée sur l’élevage industriel, l’un ne va pas sans l’autre.

Et le gibier ? Pour les chasseurs, il n’est ni animal de compagnie, ni animal sacré à préserver. Comment est-il perçu ?

Le gibier échappe en partie à ce dualisme moderne, car les chasseurs, d’un côté, le protègent en assurant le maintien de ses habitats et ses populations, et, de l’autre, le tuent. Ils entretiennent souvent un rapport complexe à l’animal qui n’est réduit ni à un enfant ni à de la matière : ils doivent se mettre à sa place pour comprendre ses ruses et les déjouer ; ils admirent son intelligence ; quand ils le mangent ils cherchent à l’honorer dans une sorte d’acte de communion. Manger un animal qu’on a tué soi-même, c’est revendiquer d’appartenir au cycle de la vie, plutôt que regarder la nature de l’extérieur.

Des chasseurs vous ont confié que face à un cerf, ils préfèrent prendre une photo, plutôt que le fusil…

En France, le cerf garde une image de roi de la forêt. C’est un point commun aux chasseurs et aux militants anti-chasse. Depuis l’Ancien régime, c’est un animal prestigieux que se réservaient les rois et sa mise à mort était une vraie liturgie d’État. Aujourd’hui, certains chasseurs de petit gibier disent : « le cerf n’est pas pour nous, on préfère l’admirer ».

Vous avez évoqué un rapport au territoire. La chasse, c’est aussi un sentiment d’appartenance à un lieu ?

Oui, les chercheurs en sciences sociales constatent souvent que la pratique de la chasse est une affirmation d’ancrage local. C’est le signe qu’on est un autochtone. En effet, la chasse est l’occasion de transmission de savoirs sur le territoire, les chemins, les mares, les affûts, les comportements des oiseaux migrateurs. Il y a une vie partagée dans la cabane, une gastronomie, un patois, etc. C’est pourquoi certains vivent la chasse comme une part d’un mode de vie à défendre.

À défendre, y compris contre les promeneurs ? Le partage de l’accès à la forêt crée des tensions.

Les violences éclatent souvent autour de lotissements récents, installés près des champs et des forêts de chasse. Les agriculteurs veulent protéger leurs cultures des sangliers et accusent les VTTistes de voir la campagne comme un Disneyland. Certains promeneurs pensent que la forêt est à tout le monde et que l’on peut y ramasser librement des champignons, alors que 75 % des forêts françaises sont privées. Beaucoup de conflits sont dus à l’ignorance réciproque de groupes sociaux ayant des usages complètement différents de la nature. Pour les uns, elle est un lieu de production, pour les autres, un paysage à contempler. Pourtant, dans certains villages, on parvient à réduire les tensions en fixant ensemble des règles de partage du territoire.

C’est aussi un rapport au groupe, à la grande « famille de la chasse ». Pourquoi y a-t-il si peu de femmes, encore aujourd’hui ?

À travers les sociétés humaines, dans la division sexuelle du travail, la mise à mort sanglante est généralement attribuée aux hommes. C’est un des invariants anthropologiques les plus connus. Les pratiques de piégeage non sanglantes avec des pierres ou des filets sont plus accessibles aux femmes.

On le constate en France aussi. La chasse à courre est le mode de chasse le plus apprécié des femmes car on peut y participer sans faire couler le sang. Ce n’est pas vraiment conscient, mais les cultures humaines perçoivent une incompatibilité entre le sang menstruel et le sang des animaux. Il est intéressant de constater que ces conceptions changent, puisque le nombre de femmes qui chassent en France a augmenté de 25 % en 10 ans.

Le nombre de chasseurs est en baisse constante. Que dit ce recul ?

Les causes sont nombreuses : d’abord l’effondrement de la biodiversité – et donc des lapins et perdrix – a entraîné l’écroulement de la chasse populaire. Beaucoup ont mis le fusil au clou parce qu’il n’y a plus de petit gibier et qu’ils ne veulent pas passer au sanglier. Il y a aussi l’exode rural, la rupture de transmission des savoirs locaux et des pratiques de consommation du gibier.

Et depuis les années 1970, une forte dévalorisation culturelle de la chasse, du fait d’une intolérance croissante à la violence envers les animaux et des accidents de chasse. Par ailleurs, les lâchers de gibier industriel, le parcage de sangliers nourris au maïs et les pollutions au plomb démentent l’image écologique dont les institutions de la chasse veulent se draper.

Les chasseurs revendiquent le titre de « premiers écologistes de France ». Qu’avez-vous observé ?

C’était une stratégie de communication de la fédération nationale des chasseurs alors, qu’en réalité, il y a des antagonismes historiques entre chasseurs et mouvements de protection de la nature. Il n’en a pas toujours été ainsi : rappelons que la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), l’une des principales associations de défense de la nature en France, a été fondée par des chasseurs en 1913. Le WWF compte de nombreux chasseurs dans ses fondateurs et dirigeants. Les choses évoluent. Face à des projets de champs de panneaux photovoltaïques, on voit des chasseurs et des militants écologistes s’allier dans la défense de leur territoire.

« Le cerf garde une image de roi de la forêt. C’est un point commun aux chasseurs et aux militants anti-chasse ».

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