8 novembre 2021 – Francis Wolff : « La chasse peut se défendre autrement que par l’éloge de la tradition »

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Interdire partiellement la chasse, comme le proposent les écologistes, est une attaque citadine à la ruralité et une méconnaissance du caractère populaire de cette activité, estime Francis Wolff. Selon le philosophe, il faut la préserver au nom de la diversité culturelle et non de la tradition.

Francis Wolff est professeur émérite au département de philosophie de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il a publié récemment Le monde à la première personne. Entretiens avec André Comte-Sponville aux éditions Fayard.

FIGAROVOX. – Le candidat des Verts à la présidentielle Yannick Jadot veut interdire la chasse les week-ends, supprimer la chasse à courre et mieux encadrer cette activité. Quel regard portez-vous sur cette proposition ?

Francis Wolff. – Je ne suis pas chasseur, mais je ne comprends pas bien cette opposition à la chasse, surtout de la part d’un écologiste. Le combat écologique implique la défense de la biodiversité, le respect des équilibres écosystémiques, la lutte contre la déforestation, l’opposition au productivisme industriel illimité, etc.

Non seulement je ne vois pas le rapport avec la condamnation de la chasse, mais autant que je puisse le savoir, et les chiffres le démontrent, la réglementation est là pour les garantir que la chasse de loisir respecte toutes ces conditions. Mieux : la chasse semble même un auxiliaire indispensable de la conservation et de régulation de nombreux écosystèmes et un instrument de lutte contre la prolifération de certaines espèces nuisibles aux populations ou aux troupeaux.

Je vois dans cette position une attaque citadine contre la ruralité et une méconnaissance du caractère populaire de ce loisir, notamment dans le Nord et le Sud-Ouest de la France. Mais la rationalité écologique, là-dedans, me semble en faire les frais. Il est vrai que la défense de la chasse à courre semble un peu désespérée étant donné l’image aristocratique de ce loisir. On est démagogique à bon compte.

Mais des accidents impliquant des chasseurs ont encore été recensés dernièrement…

C’est évidemment tragique. Mais on ne peut pas interdire l’automobile sous le seul prétexte qu’il y a des accidents de la route et des chauffards.

Le combat des chasseurs est-il passéiste comme l’affirment les militants écologistes ?

Ce n’est pas du « passéisme », cela fait partie de la défense de la diversité culturelle sans laquelle un peuple se dilue dans l’uniformité. J’ajoute que, pour de nombreuses personnes, la chasse fait partie de leur vie et contribue à lui donner un sens. D’ailleurs, souvent, elles ne comprennent pas ce qui leur arrive : du jour au lendemain, elles sont devenues des parias, des tortionnaires montrés du doigt. Je comprends leur consternation et leur indignation. Elles se demandent pourquoi une idéologie urbaine, centraliste, uniformisatrice, ignorant tout, ou presque, de la nature et projetant sur tous les animaux les relations que tout un chacun a avec son chien ou son chat, devrait imposer son « idée du Bien » à tous – en particulier à ceux qui sont porteurs d’une culture locale respectable, et qui se sentent méprisés au nom d’un prétendu « progrès ».

Pour autant, vous prenez vos distances avec le concept de « traditions » brandi comme un étendard. Pourquoi ?

Je me méfie en effet de l’argument de la tradition. Il n’est jamais bon de défendre une pratique ou une culture, au nom du fait que « c’est la tradition ». Car tous les progrès moraux de l’humanité (abolition de l’esclavage, du droit de cuissage, de l’excision des fillettes, etc.) se sont faits contre les traditions.

En revanche, je crois qu’il y a des cultures locales ou régionales qui font partie de l’identité la plus profonde des gens, de leur mémoire, de leur rapport au monde et à la nature. À condition que ces pratiques respectent les droits humains et évitent toute souffrance inutile aux autres vivants, j’estime qu’elles doivent être défendues parce qu’elles font la richesse de notre nation et même de l’humanité.

Plus généralement, l’animalisme, courant éthique qui défend le droit des animaux, s’est invité dans le débat présidentiel. Cette mouvance ne se limite pas, selon vous, à la défense des animaux mais s’inscrit dans un projet de société plus large…

Il y a toujours eu des défenseurs des animaux et c’est heureux ! Il y a une version légitime de l’animalisme : celle qui défend la bien-traitance (welfare) des animaux d’élevage. Je note cependant que, souvent, les éleveurs eux-mêmes connaissent le mieux que les militants les exigences physiologiques et morales de leurs bêtes. Nombreux sont les éleveurs qui condamnent les excès de l’élevage industriel qui mène à réduire certaines bêtes à n’être que des machines à produire de la viande et des déjections avant abattage. Il convient de dénoncer ces scandales qui ne font qu’alimenter l’autre courant de l’animalisme.

Celui-ci est bien plus pernicieux : il ne milite pas pour l’amélioration des conditions d’élevage, mais pour l’abolition de tout élevage. Ses militants ne défendent pas les animaux de compagnie, puisqu’ils sont opposés à toute appropriation d’animaux. Ils ne sont pas humanistes car, pour eux, tous les individus souffrants se valent en tant que souffrants (c’est l’antispécisme). Ils ne sont pas écologistes : ils ne défendent pas l’équilibre des espèces, mais veulent éradiquer toute souffrance individuelle des animaux, considérés comme porteurs de droits personnels.

Cette conception des droits des animaux est évidemment absurde.

Dire que les hommes ont des droits, c’est dire que par définition ils ont des droits égaux. Sinon, ce ne serait plus les droits de l’homme, ce serait les privilèges de certains. Or les animaux ne peuvent pas avoir tous les mêmes « droits ». Dire que le loup a le « droit » de vivre, c’est le retirer à l’agneau. La notion de « droits des animaux » est donc contradictoire. La chaîne alimentaire est la loi de la vie, qui est le contraire du droit. Et nous-mêmes, nous n’avons pas les mêmes devoirs vis-à-vis de tous les animaux : si nous soulageons un chien de ses puces, c’est que nous nous reconnaissons des devoirs vis-à-vis de lui et non vis-à-vis des puces, pas plus que vis-à-vis des frelons, des vipères, ou des sangliers qui ravagent les champs (pour en revenir à la chasse).

D’où trouve-t-il racine ?

Cette vision angélique du monde animal a de nombreuses sources. On peut y voir une heureuse évolution des sensibilités à la souffrance animale et donc un progrès moral. On remarquera seulement que cette évolution est à la mesure de la perte de contact avec les animaux réels. Par ailleurs, si la barrière hommes/ animaux est aujourd’hui de moins en moins nette, c’est à cause de l’écroulement des religions monothéistes, fondées sur la singularité de l’homme, le seul être vivant à reconnaître Dieu et à pouvoir assurer son salut. C’est aussi parce que les modèles aujourd’hui dominants de connaissance de l’homme sont de plus en plus imprégnés de biologisme (je pense particulièrement aux neurosciences).

Mais il y a aussi des raisons plus politiques. L’animal aux yeux de beaucoup est la nouvelle image du prolétaire, celui qui cumule toutes les servitudes : il est esclave des pauvres comme des riches, des dominés ou dominants, etc. De là cette vision angélique de l’animal, inséparable, peut-être, de sa mission rédemptrice.

La libération animale de Peter Singer a marqué un tournant. Publié en 1975, il fut traduit beaucoup plus tardivement en français (1993). Singer est en effet l’inventeur du concept d’antispécisme. Mais par rapport à toutes les mouvances « révolutionnaires » beaucoup plus radicales, il serait presque considéré aujourd’hui comme un « social’dèm ». Il ne défendait d’ailleurs pas le concept de « droits des animaux » au contraire de Tom Regan par exemple.

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