25 novembre 2021 – Les critiques de la chasse sont très liées à la notion de civilisation

Alors que plusieurs accidents de chasse ont relancé le débat sur cette pratique, l’anthropologue Charles Stépanoff consacre un livre saisissant à ce qui se passe dans les forêts situées à l’orée de nos villes.

Le décès d’un automobiliste tué par un chasseur alors qu’il était au volant, le lancement par le Sénat d’une mission sur la chasse, la mort d’une ourse tuée par le chasseur qu’elle venait d’agresser…La chasse, qu’il faudrait sans doute cesser d’écrire au singulier tant le terme recouvre des pratiques différentes, est de plus en plus sur la sellette, largement vécue comme une pratique hors d’âge et dangereuse.

L’anthropologue Charles Stépanoff, auteur d’un ouvrage de référence sur le chamanisme et spécialiste des mondes sibériens, a publié en cette rentrée un livre à la fois enquêté et ambitieux qui oblige à décentrer un regard médiatique et politique souvent convenu sur les mondes de la chasse.

Dans L’Animal et la Mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, paru en cette rentrée aux éditions La Découverte, il s’interroge sur ce « paradoxe monumental dont il s’agit de prendre la mesure », à savoir d’avoir « atteint individuellement un degré de sensibilité et d’intolérance à la violence sans précédent, alors même que nous appartenons collectivement à un Occident dont la formidable violence destructrice est sans égale dans l’histoire de la vie. »

Pour l’anthropologue, certains mondes de la chasse qui continuent de vivre, de se métamorphoser et de se développer à quelques dizaines de kilomètres de nos villes viennent semer le trouble dans la division entre l’Occident et le reste du monde, comme dans la partition entre nature et culture, dont notre cosmologie est l’héritière.

« La vènerie se heurte frontalement à la cosmologie moderne de deux manières : en introduisant au cœur du monde sauvage une tradition culturelle avec costumes, fanfares et cérémonies, elle contrevient à la séparation entre nature et culture. D’autre part, en associant protection, identification, morale et confrontation sanglante avec le cerf, elle entretient une zone trouble de relation à l’animal qui résiste à la séparation des êtres, des lieux et des attitudes entre les deux grands schèmes relationnels de l’amour protecteur et de l’exploitation créatrice », écrit notamment le chercheur. Entretien.

Les déclarations récentes du président de la Fédération nationale des chasseurs, Willy Schraen, affirmant : « J’en ai rien à foutre de réguler », avant de dire, dans Le Journal du dimanche« Je pense qu’en matière de police de proximité, les fédérations départementales des chasseurs ont un rôle à jouer pour contribuer à la prévention et à la surveillance des territoires », marquent-elles une rupture avec ces dernières décennies où, ainsi que vous l’écrivez, « les institutions ont promu un modèle toujours plus gestionnaire et moins “sportif »afin de répondre à un double problème : d’une part, la montée de l’hostilité à la chasse dans l’opinion publique, qui ne comprend plus que l’abattage d’animaux puisse être un loisir, et, d’autre part, l’accroissement incontrôlé des populations de grands ongulés»?

Charles Stépanoff : Je ne pense pas que les institutions de la chasse vont renoncer à la gestion régulatrice, car elles s’efforcent de l’imposer aux chasseurs de la base depuis des décennies, et cette règle est inscrite dans la loi. Face au surnombre actuel des sangliers, les institutions poussent les chasseurs à freiner leur reproduction en tirant sur les femelles et les petits. Beaucoup de chasseurs de la base refusent viscéralement de telles injonctions, en raison d’un interdit éthique très répandu à travers l’Eurasie, et que j’ai aussi rencontré en Sibérie. Des chasseurs sont actuellement poursuivis en justice en Moselle pour avoir refusé de tuer des laies pour des raisons morales.

C’est une confrontation entre une logique de régulation rationnelle et une éthique de chasse. Autre exemple : la politique gestionnaire exige de supprimer en priorité les individus déviants comme les cerfs albinos, alors que dans différentes régions de France, ces animaux sont tenus pour sacrés. Le cerf blanc, c’est le cerf de saint Hubert, incarnation du Christ ; en Sibérie, c’est l’esprit de la forêt. Nous voyons sous nos yeux des conceptions de la nature totalement différentes entrer en collision.

Vous consacrez un chapitre au développement d’un « rituel néosauvage en France », « gorgé de sauvagerie ». Quel est-il et comment expliquez-vous cet essor qui semble également aller à l’encontre de l’image qu’a voulu se donner la chasse ces dernières décennies ?

Il s’agit du baptême du chasseur, une sorte de rite de passage qui consiste à maculer le jeune chasseur du sang de sa première victime. Ce geste est accompagné de pratiques de bizutage plus ou moins élaborées incluant une identification du chasseur avec le sanglier lorsqu’il doit se couvrir de sa tête et l’imiter. Ce qui est surprenant, c’est que ces gestes qui semblent archaïques connaissent en réalité à travers la France une diffusion récente que j’ai cartographiée.

Il s’agit d’une diffusion spontanée, sur le mode d’une tradition orale, qui échappe aux institutions et contredit effectivement l’image rationalisée, disciplinée et hygiénique qu’elles construisent. Ce rituel manifeste une volonté d’affirmer des émotions, une fusion rituelle avec l’animal et une appropriation physique que j’interprète comme une forme de résistance sans paroles des milieux populaires à la révolution gestionnaire.

Vous établissez dans votre ouvrage plusieurs « parallèles entre Sibérie et Occident ». Quelles ressemblances et différences établissez-vous entre les chasseurs que vous avez pu observer dans vos travaux en Sibérie et ceux que vous avez accompagnés dans le Perche ? Les chasseurs d’aujourd’hui sont-ils les héritiers d’une cosmologie traditionnelle présente autrefois en Europe, où les animaux, comme en Sibérie aujourd’hui, étaient des sujets moraux ?

La différence la plus frappante est bien sûr la prégnance chez nous d’une tutelle étatique qui a été capable, au terme d’une lutte séculaire, d’imposer une vision gestionnaire et marchande des animaux. En Sibérie autochtone, c’est très différent, car la chasse n’est pas soumise à l’État ni à une division en classes.

Mais l’enquête de terrain permet aussi de découvrir des ressemblances : les savoirs écologiques et les règles de partage de la viande ont beaucoup en commun en France et en Sibérie. Sur le plan cosmologique, les discours des chasseurs ruraux sur les animaux sont fortement chargés d’émotion et de coloration morale.

Certains sont amis, d’autres méchants : ils sont des sujets moraux semblables à l’homme et pas simplement des produits ou des protégés. J’ai découvert que l’hirondelle est un oiseau sacré dans le Perche, porteur d’un sens cosmique qui fait écho aux mythologies sibériennes. Par ailleurs, la vénerie a conservé chez nous des rituels, tels que la résurrection du cerf, dont la parenté avec les cérémonies chamaniques est surprenante.

Par rapport aux deux formes de relation au vivant inventées par l’Occident, à savoir « l’amour de la nature » et « l’exploitation de la nature », peut-on dire que les chasseurs révèlent que ces deux visions ne sont pas antinomiques ? Et en quoi alors revendiquent-ils collectivement un rapport à l’animal et au sauvage qui ne soit « ni fondé sur la production gestionnaire ni sur la protection dominatrice »?

On ne peut pas dire « les chasseurs » en général, pas plus qu’on ne peut dire « les musiciens » en y fourrant les sonneurs de biniou, les rappeurs et les chanteuses de pop comme s’ils avaient les mêmes intérêts et la même vision du monde.

Il n’y a rien de commun entre le paysan ardennais qui attrape des grives à la tenderie et le riche amateur de safari en Afrique. Je me suis intéressé en particulier à la chasse terrestre parce qu’elle est inscrite dans un mode de subsistance, à côté de la production de bois de chauffage dans le bosquet familial, la production de cidre et de calva, le potager.

Cet ensemble de pratiques vivrières donne lieu à un regard sur la nature qui n’en fait ni une ressource inerte à marchandiser, ni un écrin vierge à protéger. C’est plutôt un lieu de vie nourricier, peuplé d’existences non humaines familières, la haie, le triton, le renard,etc. Ce regard est complexe parce qu’il associe production et attachement, et en cela il est étranger au grand partage moderne entre ce qu’on exploite et ce qu’on protège.

Cela suppose de conserver un rapport avec un « animal gibier », ni « sacralisé comme un animal-enfant ni transformé en animal-matière » ? Qu’entendez-vous par là ?

La modernité occidentale a généralisé deux statuts originaux de l’animal : l’animal-matière, qui sert de minerai dans l’industrie des productions animales, et l’animal-enfant, qui connaît un sort diamétralement opposé : l’animal de compagnie, bichonné et choyé. Malgré ce contraste, les deux subissent une même perte d’autonomie : leur comportement et leur reproduction sont contrôlés par l’homme dans un monde intégralement artificialisé.

L’animal-gibier est un troisième terme qui échappe à ces deux paradigmes : il est exploité mais il garde sa puissance d’agir et sa liberté de vivre dans son monde propre. C’est en tant qu’être capable de résister à l’homme qu’il est chassé, sinon il ne s’agit plus conceptuellement de chasse mais de simple abattage.

N’allez-vous pas trop loin en faisant des chasseurs des « résistants » à une cosmologie moderne fondée sur la partition entre nature et culture dont on connaît les dégâts ?

À nouveau, cela dépend de quels chasseurs on parle ! Les institutions ont organisé la modernisation de la chasse en créant l’élevage hors sol du gibier. Un maillage d’associations communales a été créé à l’instigation de la puissance publique pour écouler la surproduction du gibier-marchandise sous forme de lâchers de tir. Beaucoup de chasseurs ont accepté, beaucoup d’autres ont refusé : un million de personnes ont quitté la chasse en 40 ans. Et il y a des formes de résistance dans une économie du don de gibier qui contredit sa marchandisation, dans des relations cérémonielles aux animaux, et dans la défense de modes de vie où la socialité n’est pas séparée de la nature puisque la forêt nourrit les humains à la fois physiquement et culturellement.

Vous écrivez que « les communautés élargies de la chasse rendent poreuses les limites entre les époques mais aussi les espèces en nouant des liens d’identification entre animaux et humains ». En quoi ?

Ces chasses terrestres sont intéressantes parce qu’au sein d’une société dominée par l’État et l’écriture, elles sont des lieux de transmission orale de savoirs écologiques très locaux et d’une mémoire communautaire. Au XIXesiècle, quand l’entomologiste Fabre faisait cours sur les insectes à l’école, ce sont les gamins qui l’emmenaient dans les champs pour lui montrer des nids d’abeilles sauvages où ils collectaient du miel. Aujourd’hui, ce n’est plus possible : on ne sort plus les gamins des écoles, les gamins n’ont plus ces savoirs vernaculaires et, de toute façon, les abeilles sauvages sont en extinction. Les modes de vie ruraux ne sont plus paysans, ils sont déconnectés des terroirs.

Les sorties de chasse sont l’un des seuls moments de transmission d’observation et de mémoire entre les anciens et les jeunes

Dans mes observations, les sorties de chasse sont l’un des seuls moments de transmission d’observation et de mémoire entre les anciens et les jeunes : apprendre les lieux-dits d’un village (tous ne sont pas enregistrés au cadastre, c’est une vraie géographie informelle), distinguer une couchette de chevreuil, lire une coulée de lapin, comprendre le sens du cri du geai, savoir dans quel pré il y a une mare avec des tritons,etc. C’est la transmission de liens entre des habitants humains et des cohabitants non humains. Il ne faut pas penser que ces liens seront remplacés par des activités naturalistes prisées par les classes cultivées : c’est une culture populaire du vivant qui va disparaître et ne sera pas remplacée.

Le cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini, il y a un demi-siècle, notait la « disparation des lucioles ». Que nous raconte aujourd’hui la disparition du petit gibier en général et des perdrix en particulier ?

J’ai eu envie de mener une enquête de sciences sociales sur cet événement historique que nous vivons : la sixième extinction de masse. Pour les habitants, il ne s’agit pas seulement de chiffres qui dégringolent, il s’agit de disparitions au quotidien. La perdrix était l’emblème des campagnes françaises depuis des siècles ; en Beauce, il y a quelques décennies, sa chasse était l’occasion de réunions de presque tous les villageois, suivies de repas familiaux festifs. Or les effectifs des perdrix se sont effondrés de 95% en 30ans, entre autres à cause des néonicotinoïdes : un cataclysme inouï dont tout le monde m’a parlé. Quand cet oiseau disparaît, ce n’est pas seulement une case en moins dans la biodiversité, c’est une vie communautaire qui s’effondre. Et ce phénomène est général sur toute la planète : l’extinction de masse du vivant est aussi une extinction de masse des cultures du vivant et des liens sociaux qui attachaient des humains à des espèces compagnes.

Existe-t-il aujourd’hui une ou des luttes des chasses comme il existe une ou des luttes des classes ? Et si oui, ces dernières se superposent-elles ?

Bien sûr puisque nos classes sociales se sont en grande partie constituées dans leurs rapports au monde sauvage. Les souverains et les nobles se sont approprié un rapport fusionnel à la faune en disqualifiant comme « braconnage » les usages vivriers du peuple. La chasse bourgeoise se constitue après la Révolution française autour d’une conception exclusive de la propriété privée : elle se manifeste aujourd’hui dans l’engrillagement des parcs de chasse privés. Et depuis la Renaissance s’est développée une classe intellectuelle urbaine qui affirme une dignité sociale issue des livres et qui cultive un regard contemplatif sur la nature en rejetant la prédation.

En quoi la lutte des classes qui se joue dans nos forêts autour de la chasse à courre n’est-elle pas « celle à laquelle on s’attendait », selon vos termes ?

Si l’on se fie aux médias, on suppose que les violents conflits autour de la chasse à courre dans nos forêts sont un affrontement entre des veneurs aristocrates et des militants d’origine modeste. C’est plus complexe. Les coups de poing sont en réalité échangés entre les militants, issus des milieux éduqués urbains, et les « suiveurs ». Ces derniers sont des milliers de personnes en France dont le loisir est de suivre et d’aider les chasses à courre depuis des générations. Ce sont des « gars du coin », bûcherons, ouvriers, agriculteurs, employés.

Animalistes et suiveurs se disputent le droit de représenter les habitants. Pour les animalistes, les suiveurs sont des « clodos » analphabètes, tandis que, pour les suiveurs, les animalistes sont des Parisiens arrogants qui ne connaissent rien à la forêt. Pour moi, ce conflit incarne un nouveau type de lutte géo-sociale et cosmique entre des milieux intellectuels et des milieux populaires.

En quoi l’univers de la chasse nous permet-il de cerner une division du travail non seulement social, mais aussi une division du travail moral, à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines ?

Prenons l’exemple du loup : d’après les sondages, la grande majorité d’entre nous aiment et admirent les loups sans l’avoir jamais vu ; il y a par ailleurs les bergers qui cohabitent avec les loups et nourrissent contre eux une rancœur féroce ; et il y a les louvetiers qui ont le droit d’abattre des loups en tant que représentants de l’État. Tuer les loups reste un privilège de la souveraineté régalienne, comme sous l’Ancien Régime.

Par comparaison, ces différentes attitudes sont réunies dans les mêmes personnes en Sibérie : les éleveurs nomades aiment et respectent le loup comme un esprit, mais ils le tuent quand c’est nécessaire. Dans une société de classe comme la nôtre, ces diverses émotions sont distribuées entre catégories sociales séparées : c’est ce que j’appelle une division du travail moral et j’en examine les origines depuis la Renaissance.

Vous écrivez que « les sensibilités anciennes admettaient et même cultivaient une pluralité d’affects polymorphes en tension », mais qu’une « purification des éthos »rend « désormais inadmissible la figure du chasseur compassionnel ». Ce que vous appelez purification des éthos n’est-il pas aussi, voire d’abord une clarification de ces derniers ?

L’histoire et l’ethnographie nous permettent d’observer des configurations sociales qui n’ont pas accompli une division du travail moral rigide comme la nôtre. Ainsi, la société tuva où j’ai vécu en Sibérie valorise une autonomie vivrière et cosmique qui fait que chaque homme doit savoir tuer un mouton, sinon il ne peut pas se marier. Dans cette société de tradition chamanique, l’animal est à la fois un alter ego et une source de nourriture et de vie.

En France même, les traditions de chasse ont longtemps été porteuses d’identification avec l’animal et de compassion. Ces attitudes non modernes entretiennent une forme de complexité ambiguë et de trouble. La modernité a exigé des clarifications, une cohérence, mais il faut être lucide : nous n’avons fait que déplacer les tensions qui se nouaient au cœur de la conscience individuelle vers des contradictions sociales géantes et totalement irrésolues. Nous avons clarifié notre attitude envers les chiens en leur vouant un pur amour et clarifié notre attitude envers les cochons en les traitant comme pure matière, mais notre rapport global aux animaux n’a jamais été aussi obscur et paradoxal.

Votre livre ne cesse de faire des allers-retours entre le très contemporain et les siècles passés. Pourquoi vous semble-t-il possible et nécessaire de remettre en question la révolution néolithique qui aurait séparé le sauvage et le domestique dans notre rapport aux animaux ?

C’est le terrain qui m’a projeté dans des querelles séculaires qui ne peuvent être comprises sans recul historique. Les conflits actuels sur la clôture des forêts, l’interdiction de collecter du bois sec gisant, l’appropriation du gibier par les grands propriétaires : c’est le prolongement de conflits entre une affirmation de souveraineté propriétarienne et une revendication de droits d’usage des communautés d’habitants.

Depuis le Néolithique, les modes de vie paysans combinent l’utilisation de ressources domestiques et de ressources sauvages, d’animaux d’élevage et de gibier. Le bois de chauffage, les structures des maisons viennent de la forêt, qui est peuplée d’habitants et de troupeaux : il n’y a pas d’existence paysanne sans la forêt. Il est absurde de croire que le mode de vie paysan néolithique est fondé sur un rejet du monde sauvage. L’exclusion des communautés paysannes des forêts est l’œuvre du pouvoir seigneurial puis royal, elle a contribué à faire naître l’utopie d’une nature vierge et inhabitée.

Il faut être conscient de la violence sociale millénaire derrière l’avènement d’une vision de la nature comme espace vierge et inhabité. Les études environnementales récentes nous montrent à quel point cette vision est infondée : Erle Ellis a établi récemment que 75% de la surface terrestre était déjà anthropisée il y a 12000ans. Les grands sites de biodiversité sont entretenus depuis des millénaires par des chasseurs-cueilleurs et des petits paysans.

Le sentiment antichasse est ancien, puisqu’on le trouve par exemple déjà chez le philosophe grec Pythagore. Comment a-t-il évolué ? Et pourquoi allez-vous jusqu’à parler d’un travail « d’épuration morale à l’œuvre, menant à l’avènement d’une attitude de protection sans mélange, intolérante à la violence, qui se retourne contre la chasse elle-même sous toutes ses formes »?

Certaines critiques de la chasse sont constantes de l’Antiquité à nos jours : la barbarie et l’animalité du chasseur trop proche des bêtes. D’autres ont évolué : le thème pythagoricien de la réincarnation d’âmes humaines dans les animaux est oublié et a été remplacé par l’attention à la souffrance animale, surtout à partir de 1750.

Les critiques contre la chasse viennent de l’extérieur mais aussi des chasseurs eux-mêmes : au XIXesiècle, les plus virulentes attaques contre les braconniers sont portées par des chasseurs bourgeois qui les accusent de cruauté, barbarie et bestialité. Ironie de l’histoire, ces accusations sont aujourd’hui portées de l’extérieur contre l’ensemble des chasseurs.

Pourquoi ne peut-on, ainsi que vous l’écrivez, « postuler la réalité historique d’un processus de civilisation corrélant dans un même progrès moral sensibilité à la souffrance des bêtes et compassion envers les hommes »?

Les critiques de la chasse sont très liées à la notion de civilisation et ce depuis les Anciens. La barbarie du chasseur offense l’image que la civilisation se donne d’elle-même. Souvent, on entend dire en France : « Je comprends la chasse chez les indigènes en Afrique ou en Amazonie, mais dans notre société civilisée, ça n’est plus admissible. » On voit bien que derrière se joue une certaine vision de l’évolution des sociétés.

La chasse convient aux sociétés « primitives », mais chez nous elle est scandaleuse car elle remet en cause notre autodéfinition comme société civilisée, débarrassée des enjeux de subsistance. Toute l’anthropologie s’est employée à déconstruire cette conception hiérarchisée des sociétés. Il faut aller plus loin dans la déconstruction : nous n’avons jamais cessé d’être des prédateurs, simplement nous sommes passés de la chasse-cueillette en forêt à la chasse-cueillette en supermarché. Nous avons délégué à l’industrie les enjeux de subsistance et camouflé la violence qu’ils induisent.

C’est une forme de prédation industrielle, plus civilisée mais aussi beaucoup plus destructrice sur le plan écologique. À l’heure de la crise écologique globale, il n’y a plus de sens à classer les modes de vie selon une échelle éthique et civilisationnelle. En revanche, nous avons un critère d’évaluation, c’est la soutenabilité écologique. Il y a des modes d’approvisionnement, comme la chasse vivrière, qui existent depuis des millénaires et sont donc largement soutenables, et des modes de production récents qui ont mis en péril la biodiversité et le système-Terre en quelques décennies.

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