22 novembre 2021 – La chasse est un sujet politique et idéologique

Pour l’ethnologue Sergio Dalla Bernadina, les conflits autour de la pratique charrient de problèmes plus profonds entre urbains et ruraux.

Professeur d’ethnologie à l’université de Brest et auteur dela Langue des bois : l’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Sergio Dalla Bernardina axe ses recherches sur les rapports entre l’homme et l’environnement, la question animale et l’anthropologie symbolique. Selon lui, la chasse est une question intrinsèquement idéologique.

La nature appartient-elle davantage aux espèces, aux chasseurs, aux promeneurs, aux agriculteurs ?

Autrefois, on se représentait la nature de façon homogène. On parlait tous la même langue, confrontés à une nature envahissante qu’il fallait avant tout domestiquer. Vue de la ville, cette nature reste encore aujourd’hui un lieu utopique dans lequel on a l’impression d’avoir tous les droits. Mais on oublie qu’elle appartient à des gens qui ont investi ces espaces il y a très longtemps : les agriculteurs, qui exercent souvent la chasse dans leurs propriétés, les éleveurs et les bergers. Récemment, avec la mise en tourisme de ces espaces qu’on qualifiait autrefois de « déserts » (les forêts, les landes, les pâturages alpins), la concurrence a augmenté. Et les conflits aussi. Que l’on songe au pastoralisme, avec ses histoires de loups qui reviennent au nom de l’écologie, de brebis qui ont perdu leur sérénité, de randonneurs mordus par les chiens de protection… Les points de vue se multiplient. Dans la nature, désormais, on parle différentes langues et on ne se comprend plus.

Impossible donc de cohabiter ?

C’est de plus en plus compliqué. Le débat est rendu difficile par la tendance à généraliser la notion de « chasseur ». Willy Schraen, le président de la Fédération nationale des chasseurs, parle d’eux comme s’ils étaient une entité autonome et homogène mais c’est une erreur de perspective. Il y a une pluralité de profils. Le chasseur des caricatures qui laisse des canettes de bière et les douilles derrière lui existe bel et bien. Celui qui tire sur tout ce qui bouge n’est pas rare non plus, comme celui qui pratique la chasse à courre pour montrer son ascension sociale. Mais il existe aussi des nombreux chasseurs qui ont intégré l’idée qu’il faut protéger l’environnement. Et il y en a qui possèdent des compétences très poussées en matière d’environnement, comme les derniers adeptes des chasses dites « traditionnelles » : piégeurs, oiseleurs etc. Il s’agit, paradoxalement, des moins aimés par les chasseurs et des plus stigmatisés par l’opinion publique.

Alors, comment faire ?

Tout le monde devrait faire des concessions. Le chasseur doit reconnaître qu’on chasse notamment pour le plaisir et pas forcément pour réguler la faune excédentaire. Les opposants à la chasse devraient quant à eux arrêter de « psychiatriser le chasseur », comme s’il était forcément plus violent que le non chasseur, et reconnaître que la chasse va bien au-delà du simple plaisir de mettre à mort un animal. A terme, peut-être deviendront-ils des partenaires légitimes. C’est ce qui se passe dans d’autres pays, notamment de l’Europe du Nord, où l’idée du chasseur-écologiste, largement acceptée par l’opinion publique, ne suscite pas l’hilarité générale. Par ailleurs, dans ce débat très tendu, on a tendance à oublier l’incidence de la chasse notamment dans la culture et dans l’art de notre civilisation. On oublie l’importance des scènes de chasse et de prédation dans le roman, dans la poésie, dans l’iconographie. On passe presque sous silence le rôle central joué par le gibier dans les livres de cuisine. Oui, si on tue les animaux sauvages c’est pour le plaisir de les tuer, peut-être. Mais c’est aussi, en grande partie, pour le plaisir de les manger.

Pourquoi la chasse cristallise autant les tensions selon vous ?

Les enjeux sont énormes. L’écologie, dans notre société, est en train de remplacer la religion et le débat autour du statut de l’animal ressemble de plus en plus à une controverse religieuse. La cause est noble, certes. Mais les enjeux ne sont pas que d’ordre moral. Il y a aussi des enjeux de pouvoir, de biopouvoir : il s’agit d’établir qui décide de la vie et de la mort des animaux, de la bonne manière de traiter les bêtes mais aussi, plus généralement, du droit d’intervenir sur le vivant. Derrière la question de la chasse, finalement, se cachent des conflits et des intérêts qui vont bien au-delà de la question animale. L’animal, au bout du compte, n’est qu’un prétexte.

Doit-on établir de nouvelles règles pour arriver à ce « mieux vivre ensemble » ?

Ça paraît inévitable, mais cela servirait à quoi ? On pourrait se dire que les chasseurs français, par exemple, n’auraient qu’à accepter les réductions des périodes de chasse déjà en vigueur dans d’autres pays (en Italie, pour regarder tout près), pour montrer leur bonne volonté. Ce serait oublier que l’objectif de leurs opposants n’est pas de réduire les journées de chasse ou les formes de chasse autorisées, mais d’abolir la chasse tout court. C’est un sujet brûlant auquel nous serons confrontés encore plus dans les prochaines années. Sans forcément pouvoir trouver un accord…

Pas étonnant que ce soit un sujet de campagne présidentielle…

Ça ne m’étonne pas du tout. La chasse est un sujet éminemment politique et idéologique. Ses enjeux ont une très forte charge symbolique. Ils permettent aux communautés d’exprimer leurs différences et leur mécontentement. Pour les derniers représentants de la civilisation rurale, il est difficile d’extérioriser leur sentiment de dépossession face à l’exode rural, à la prolifération des maisons secondaires, à la gentrification de leurs territoires. Défendre la chasse, même lorsqu’ils ne sont pas chasseurs, leur permet de rendre visible ce malaise et revendiquer leur identité. Parallèlement, on assiste à une transformation des sensibilités. L’animal sauvage est de plus en plus perçu comme une « personne » capable de souffrir et même de raisonner. Cette prise de conscience traverse l’électorat. Ne pas en tenir compte serait une grave erreur politique.

Contactez-nous

Commencez à taper et appuyez sur Entrée pour lancer la rechercher

Abonnez-vous